Le Boulou : Signature du photographe Jacques Lahousse à l’EDA

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Samedi 18 Octobre, rue des écoles au Boulou,  le photographe et journaliste Jacques Lahousse  dédicacera son livre « Traces tangibles, 10 peintres en Roussillon ».
Pour tout renseignement: www.espacedesarts.pro

affiche

 

  Deux gosses se sont approchés. Un garçon, une fille.

 « Qu’est-ce que vous photographiez » ?

 « Des traces de pas ».

«     Ça sert à quoi » ?

«     Ça sert à rien. Mais je trouve ça rigolo ».

        Ils ont dû me croire fêlé, un brin tapé,  à me voir à moitié agenouillé dans le sable en train de faire le point sur une belle trace de pied, appartenant à un long chapelet qui poursuivait son jogging sur le tapis frais et humide abandonné par  la marée descendante. Mais bon, je me suis dit que les mômes ont suffisamment d’imagination à revendre et que l’interprétation de leur curiosité pouvait suffire à trouver un sens quelconque ou rationnel  à ma posture de grand reporter focalisant sur une empreinte de voûte plantaire. Intrigués qu’ils étaient et je les comprends. D’autant que j’avais pas vraiment l’esprit à leur développer  toute une explication de texte sur la théorie des pas perdus, un petit matin d’été sur un grand bout  de plage désertée.  Donc, « Au-revoir monsieur ». « Au-revoir les enfants ». Ils ont repris leur chemin. Et moi le mien, suivant les traces auxquelles j’avais emboîté le pas.

     Ce matin-là, « Leica » et moi avions décidé d’un début de coopération étroite, inscrite dans les droits de succession. J’avais opté récemment pour ce boîtier de renom, dans la classe R9 carrossé black mat, sans que ça me donne pour autant l’illusion d’aller jouer dans la cour des grands. L’objet est plaisant, d’une exceptionnelle luminosité, un œil de lynx auquel j’accordais de surcroît une symbolique toute personnelle liée à la disparition de ma mère. On sacralise souvent bien des choses à travers un objet, une part de souvenir, un bout de mémoire, « objets inanimés »…   Tout cela transféré, disons plutôt transmis, dans un boîtier photographique, en guise d’héritage, m’étant persuadé qu’il fallait bien faire quelque chose du peu que l’on a ou que l’on reçoit, histoire d’aller palper quelques richesses plus élémentaires et auxquelles tout le monde peut prétendre,  ce bout de plage désertée par exemple,  quelques embruns pour s’aérer les bronches et deux trois mouettes au-dessus de la tête. Sans oublier cette lumière couchée sur la dune,  en sculptant  les volumes et les aspérités avec une limpidité  matinale que l’on sentait éphémère au fur et à mesure que le soleil grimperait au zénith, rameutant toute la masse des estivants.

     Pour l’heure, très tôt en l’occurrence, j’avais pas beaucoup de concurrence sur ce long ruban qui m’emmenait vers la sortie du bassin, bordant le plus joli tas de sable de toute la façade atlantique, la Dune du Pyla. Sacré belvédère ! S’ouvrant sur les bleus infinis et la barrière lointaine des brisants.

     Mais « Leica » et moi,  dans l’instant T qui pousse à la quête de l’instantané, on a plutôt les yeux rivés au sol et  l’optique braquée sur ce vieux parchemin que déroule le bord de mer. Ensemble, on observe, que dis-je on ausculte, scrute, passe au crible les moindres traces de pas que  vacanciers ou autres autochtones ont laissé sur la plage. Au peigne fin, le sable fin. Eh oui ! On prend son pied comme on peut, certains se cassent les reins sur des Jet Ski, d’autres tirent des bords à grands voiliers déployés, moi je traque des traces de pas dans le sable frais, comme un relevé d’empreintes, nécessaire à mon investigation podologique. Enfin je veux dire pas très logique. Ceci étant,  j’avoue que j’y ai singulièrement pris goût depuis quelques étés à répétition. J’observe des dialogues de pas.  Des pas longs, des pas courts. Mais plus que ceux d’une sardane, pas dansés ou cadencés, ce sont des pas extrêmement variés et complexes qui s’offrent à mon étude  plantaire. Des pas venus de toutes régions comme de bien d’autres nations, qu’ils soient ripatons ou de sacrées pointures, des pas sans frontière, ne demandant qu’à voir du pays, faire connaissance, aller à la découverte du monde avec des semelles de vent et des visas tamponnés. Des pas nus, des chaussés, des cabossés, des pas purs et des pas clairs, enfin je veux dire des pas louches, tendance pas vu pas pris. Enfin tout un répertoire de pas. Parmi lesquels des pas décidés, bien affirmés, quand ce n’est pas trop déterminés à tout écraser sur leur passage. Vous mettre au pas, et au pas de charge.

     Rien à voir avec ces pas hésitants, qu’on dirait piétinant dans la zone d’embarquement. Un pas en avant, deux pas en arrière. Et soudain, comme surgi de nulle part, ce pas félin, si féminin, l’orteil pointé comme un talon aiguille. Presqu’un coup de griffe, sur le sable chaud et caressant. Loin d’être une invitation au câlin et qui ne s’en laissera pas compter par le premier pas venu, petit malin ou m’as-tu-vu.  En voilà tant de destins croisés ou contrariés dans ces foulées de plantigrades que j’analyse par paires, pour éviter les impairs, les faux pas, ne pas finir tout « patatras ! » les pieds dans le plat. A devoir filer comme ces pas d’oiseaux, précipités comme un amas de brindilles en zigzag parsemées. Ou quatre à quatre ventre à terre qui détalent, ces traces de chiens qu’on ne tient plus en laisse.   

    Et puis c’est le retour à la niche, au troupeau, le défilé des joggers, la vie qui reprend son cours,  ses pas stressés et ses semelles surbookées, des pas comptables et des pas contents, des pas bêcheurs aux traîne-savates, et même des pas rappeurs qui Nike tes baskets aux tongs des plages de ta mère. Je sens tous les impacts sourds et inavoués que le sable frais veut bien leur consentir. L’instant provisoire et la beauté d’une apparition. La chance d’exister. De marquer le pas. Ces pas qui s’empreintent en moi, qui m’ouvrent la voie, le chemin, le début d’une explication. Je veux comprendre leurs origines, leurs vécus, leurs rituels et tout ce  trafic à vouloir à tout prix laisser une trace, quand bien même elle ne sera qu’éphémère, balayée par le retour impétueux d’une vague, sans le moindre état d’âme ni vague à l’âme. Ce besoin de postérité quand tout est si vite effacé. Ce besoin d’exister, sans trouver la juste équation ni chaussure à son pied. Et tous ces pas essoufflés, déprimés, fatigués par le flot incessant de la vie et des obligations. Observation vaine ou décryptage essentiel à la résolution d’un mystère ? Je me fais vraiment l’effet d’un ethnologue du pâté de sable, d’un chercheur à la petite semelle, tentant de retenir ou d’immortaliser ce qui n’est que futile et passager, tous ces petits pas pour l’humanité, sans vieille lune à fouler ni la moindre éternité à espérer. Un pas grand-chose, guetté par le syndrome du grain de sable devant l’impitoyable marche du siècle et la disparition programmée du soleil et tout ce qui va avec dans quelques bons milliards d’années. Alors à quoi bon ! Me suis-je dit, en me penchant sur mes propres pas, plutôt empruntés, presque effacés, confondus par trop d’interrogations sur la marche à suivre. Tel mon reflet surpris dans une vieille ampoule rejetée par la mer, une ombre passagère. Au bout du compte, je n’étais pas plus avancé et plutôt paumé devant la multitude des pas et la complexité des chemins à découvrir. Comme revenu sur mes pas, à la case départ, me demandant moi-même, plus enfant que jamais devant un tel pataquès: « A quoi ça sert » ?

  Jacques Lahousse