Un matin de décembre 1938, un berger catalan gravissait le sentier des Esclops, portant sous son manteau trois pains et une gourde d’eau. Destination : une bergerie du XVIIIe siècle nichée à 520 mètres d’altitude, transformée en refuge pour vingt républicains espagnols fuyant les troupes franquistes. Dans cette citerne creusée à même le schiste, l’eau coulait en silence — comme les pas des passeurs qui traçaient la liberté.
Aujourd’hui, les ruines du Refuge des Esclops témoignent d’une page méconnue de l’histoire catalane. À 28 kilomètres de Perpignan, ce hameau perché du massif des Albères garde intacte l’architecture clandestine qui sauva des centaines de vies entre 1936 et 1939. Contrairement aux sites mémoriels saturés du Camp de Rivesaltes, vous foulerez ici un sol où la mémoire vibre sans artifice muséographique.
Le chemin d’accès depuis la route D40 serpente pendant 1,5 kilomètre à travers une forêt de chênes-lièges aux troncs rougeoyants. L’odeur du liège humide accompagne chaque pas, signature olfactive unique des Albères orientales. Au détour d’un virage, les murs effrités surgissent : pierre locale assemblée sans mortier, toiture effondrée laissant entrevoir le ciel d’hiver. Cette bergerie-réfectoire abrita jusqu’à vingt personnes simultanément, ravitaillées par un réseau de muletiers dont les descendants peuplent encore Laroque-des-Albères.
La citerne des invisibles, vestige d’ingéniosité clandestine
Une prouesse technique au service de la survie
Creusée directement dans le gneiss affleurant, la citerne des Esclops représente une anomalie architecturale. Les bergeries catalanes traditionnelles ne disposaient jamais de réserves d’eau souterraines — les bergers s’approvisionnaient aux torrents voisins. Ici, la nécessité de l’invisibilité dicta l’innovation : une cavité de trois mètres cubes, alimentée par les eaux de pluie canalisées via un ingénieux système de rigoles camouflées sous les fougères. Les géologues du BRGM confirment que ce schiste hercynien vieux de 300 millions d’années offrait une étanchéité naturelle, minimisant les infiltrations.
Le phénomène optique des matins givrés
Deux à trois jours par an, fin décembre, un spectacle rarissime se produit : lorsque la température descend sous les 4°C et qu’une brume basse stagne dans la vallée, la citerne gelée agit comme un miroir inversé. Les ruines s’y reflètent avec une netteté troublante, créant l’illusion d’un refuge fantôme suspendu entre ciel et terre. Ce mirage des Esclops, observé uniquement entre 6h et 8h du matin, n’a jamais été documenté ailleurs dans les Pyrénées-Orientales. Les randonneurs matinaux rapportent une sensation d’apesanteur, comme si les ombres des passeurs de 1938 dansaient encore dans la vapeur glacée.
Une mémoire catalane transmise par les descendants
Les rituels secrets de Sainte Quitterie
Jean Mercader, historien local et descendant direct d’un passeur républicain, perpétue une tradition orale fascinante : la Veillée des Ombres. Chaque hiver, autour d’un feu de branchages allumé sur l’ancien foyer de la bergerie, il raconte les légendes des trabucaires — ces bandits de grand chemin du XIXe siècle qui utilisaient déjà les grottes environnantes pour la contrebande. Les passeurs de 1938 invoquaient Sainte Quitterie, patronne des muletiers, en chuchotant leurs vœux au vent du nord. Cette syncrasie religieuse typiquement catalane mêlait prière chrétienne et croyance en la protection des esprits montagnards.
Un silence complice qui résonne encore
Contrairement au Fort militaire du Cap Béar où les canons dominent la Méditerranée, le Refuge des Esclops mise sur l’effacement tactique. Aucune plaque commémorative, aucun panneau explicatif — seulement le bruissement des feuilles et les ululements des Grands-ducs nichant dans les falaises voisines. Cette omerta paysagère, voulue par les héritiers des passeurs, préserve l’authenticité d’un lieu où la clandestinité reste palpable. En hiver, vous croiserez peut-être un apiculteur nomade récolte le miel des Albères, dernier gardien discret de ces ruines oubliées.
L’expérience immersive d’un refuge hors du temps
La traversée sensorielle du sentier
L’accès depuis le parking du hameau constitue déjà une plongée dans l’histoire. Le sentier balisé jaune grimpe à travers des chaos rocheux où affleurent les schistes plissés de l’ère hercynienne. À mi-parcours, une grotte naturelle servait de cache d’armes — aujourd’hui colonisée par des fougères géantes. Comptez 30 minutes de marche en terrain sec, 45 minutes après les pluies. Munissez-vous de chaussures montantes : le sentier, raviné par les orages d’automne, nécessite une adhérence optimale sur les dalles de gneiss poli.
Le réveil des pierres au soleil d’hiver
La lumière rasante de décembre révèle des détails invisibles en été : inscriptions gravées dans les linteaux (initiales de passeurs ?), traces de suie sur les murs témoignant de feux clandestins, rainures d’écoulement de la citerne. Par temps clair, la vue porte jusqu’au Canigó enneigé au sud-ouest, exactement comme les guetteurs de 1938 surveillaient l’horizon pour détecter les patrouilles de douaniers. Cette perspective stratégique explique le choix du site : visibilité maximale, approche difficile, repli immédiat vers les grottes.
Conseils d’initié pour une visite réussie
Quand et comment s’y rendre
Privilégiez les matins d’hiver pour profiter du silence absolu — en moyenne 0 à 2 visiteurs par jour entre novembre et mars. Depuis Perpignan, prenez la D900 vers Céret puis bifurquez sur la D40 direction Laroque-des-Albères. Le parking se situe au niveau du hameau des Esclops, 400 mètres avant la fin de la route carrossable. Évitez les dimanches de chasse (octobre à février) et les jours suivant de fortes pluies, où le sentier devient glissant. Température moyenne décembre : 5 à 12°C, prévoyez polaire et coupe-vent.
L’alternative culturelle complémentaire
Prolongez l’expérience par la visite du hameau de Taulis au Vallespir, où un four à pain communal perpétue les gestes ancestraux des bergeries catalanes. Pour une approche naturaliste, explorez ensuite la forêt de Fontfrède où les apiculteurs récoltent le même miel sauvage que celui produit aux Esclops — une cohérence territoriale qui enrichit la compréhension de l’écosystème pastoral des Albères.
Questions fréquentes sur le Refuge des Esclops
Peut-on réserver la Veillée des Ombres avec Jean Mercader ?
Oui, cette expérience confidentielle s’organise sur réservation via l’Office de Tourisme de Laroque-des-Albères. Les sessions accueillent maximum 8 personnes pour préserver l’intimité du récit. Tarif : 15€/personne, durée 2h, feu de branchages et tisane inclus. Disponible novembre à mars, départ 17h30 pour arriver au crépuscule.
Le sentier est-il praticable avec des enfants ?
À partir de 8 ans avec une condition physique correcte. Le dénivelé modéré (140 mètres sur 1,5 km) ne présente pas de difficulté technique majeure, mais les passages rocheux nécessitent vigilance et équilibre. Prévoir bâtons de marche en période humide et éviter les jours de fort vent (tramontane >40 km/h).
Existe-t-il des traces écrites des passages clandestins de 1938 ?
Les Archives départementales des Pyrénées-Orientales conservent des registres de gendarmerie mentionnant des interpellations de passeurs dans le secteur des Albères. Consultables sur demande, ces documents administratifs restent laconiques pour préserver l’anonymat. Les témoignages oraux recueillis par Jean Mercader constituent la source la plus riche, transmise de génération en génération dans les familles de Laroque.
Peut-on bivouaquer près des ruines ?
Le bivouac est toléré à partir de 19h jusqu’à 7h du matin, conformément à la réglementation des espaces naturels des Pyrénées-Orientales. Respectez impérativement le principe de trace minimale : pas de feu, emportez tous vos déchets. L’eau de la citerne, stagnante et non potable, nécessite un traitement rigoureux avant consommation. Privilégiez les nuits de pleine lune : la lumière argentée sur les ruines crée une atmosphère saisissante.
Quelles autres destinations similaires dans les Albères ?
Le Mas de l’Aloy à Corsavy conserve également des vestiges de bergeries-repaires de trabucaires, à 25 kilomètres au sud-ouest. Plus accessible, la Grotte de Cova d’en Dordoi près d’Argelès servit de cache aux maquisards pendant la Seconde Guerre mondiale. Pour une expérience plus exigeante, la bergerie abandonnée de Turres à Prats-de-Mollo témoigne de la contrebande du XVIIIe siècle, accessible après 3h de marche en terrain escarpé.





