L’aube hésite à percer le voile laiteux qui drape le plateau. À 1970 mètres d’altitude, le refuge de la Jasse des Cortalets dort dans un silence si dense qu’il semble absorber jusqu’au battement de votre cœur. Puis, soudain, un tintement cristallin fend l’air glacé. Une clochette. Seule. Son écho rebondit sur les moraines du Carlit et voyage cinq kilomètres durant avant de s’évanouir dans l’immensité blanche. Ici, sur le plateau de Capcir, le silence n’est pas une absence : c’est une présence qui porte les voix des bergers comme un secret millénaire.
Ce matin de décembre, vous comprenez enfin pourquoi Pierre, dernier gardien de la bergerie d’altitude, refuse obstinément de quitter ces étendues hivernales. Entre Matemale et le massif du Carlit, ce haut-plateau granitique façonné par les glaciations du Würm reste l’un des rares sanctuaires où le bruit ambiant descend sous vingt décibels. Loin des remontées mécaniques de Font-Romeu, à cent dix kilomètres de l’agitation perpignanaise, le Capcir cultive un isolement sensoriel qui confine au vertige.
La neige fraîche, épaisse d’un mètre à cette altitude, absorbe quatre-vingt-quinze pour cent des sons aigus. Résultat : chaque tintement de bronze résonne avec une pureté sidérante, portant à des distances qui défient l’entendement. Vous êtes au cœur d’un phénomène acoustique que les scientifiques peinent encore à quantifier précisément.
Le secret pastoral d’un plateau oublié
Le plateau de Capcir n’apparaît sur aucune liste de destinations pyrénéennes incontournables. Pourtant, ce territoire de tourbières alpines et de lacs morainiques abrite une tradition pastorale aussi discrète qu’extraordinaire. Pierre et deux autres bergers hivernants perpétuent ici la « veillée du silence », rituel non documenté par le patrimoine immatériel catalan officiel.
Quand les cloches prédisent l’hiver
Trois à quatre jours avant Noël, lorsque l’anticyclone stabilise l’atmosphère, ces gardiens de troupeaux se postent au crépuscule près de leurs bergeries. Immobiles, ils écoutent. Le son des clochettes bronze, fabriquées artisanalement à Prats-de-Mollo, leur révèle l’enneigement à venir. Une fréquence de quatre cent quarante hertz qui voyage dans l’air glacé devient langage : tonalité sourde signifie tempête proche, tintement clair annonce accalmie durable.
Un savoir-faire catalan à l’agonie
Ces clochettes uniques, coulées dans le bronze des derniers fondeurs catalans, diffèrent radicalement des clarines suisses ou savoyardes. Leur timbre particulier, fruit d’un alliage gardé secret, résonne avec une harmonie que les bergers reconnaissent à des kilomètres. Combien de troupeaux portent encore ce bronze ancestral dans le Capcir ? Pierre hausse les épaules : « Peut-être cinq, peut-être moins. On ne compte plus, on écoute. »
Une immersion dans l’absolu montagnard
Le plateau s’étend entre mille huit cent cinquante et deux mille mètres, parsemé de pins couchés et de genévriers nains que la bise du nord sculpte depuis des millénaires. Moins de cinq visiteurs par jour osent s’aventurer ici en plein hiver, quand les températures plongent à moins cinq degrés et que le vent cingle les visages.
L’expérience du silence audible
Marcher en raquettes depuis le lac des Bouillouses jusqu’au refuge de la Jasse représente une heure trente d’effort dans la poudreuse. Chaque pas crisse, chaque respiration se condense en vapeur. Puis vous vous arrêtez. Et là, comme au cirque glaciaire du Cambre d’Aze, vous percevez ce que les urbanistes appellent désormais une « ressource naturelle » : le silence pur.
L’architecture des lieux de repli
Les bergeries du Capcir suivent un plan immuable : pierre sèche granitique, toits de schiste, orientation sud-est contre la Tramontane. Celle de la Jasse conserve une cheminée centrale où Pierre brûle du pin et du genévrier. L’odeur résineuse imprègne les vêtements, marque olfactive indélébile de ces altitudes. À l’aube, quand la brume matinale capture les premiers rayons, la lumière orangée transforme le plateau en cathédrale à ciel ouvert.
Ce qui vous attend vraiment ici
Oubliez le folklore touristique. Le Capcir hivernal exige préparation et humilité. Les conditions météorologiques changent en quelques minutes : anticyclone matinal peut devenir blizzard en milieu d’après-midi. Le risque avalanche se maintient à un niveau moyen tout décembre, imposant équipement complet et connaissance du terrain.
Rencontre avec les derniers hivernants
Pierre accepte parfois de partager sa veillée avec quelques initiés. Pas de réservation en ligne, pas de forfait tout compris. Seulement un contact transmis de bouche à oreille par le Parc Naturel Régional. Une nuit au refuge coûte modestement, mais le privilège de participer à l’écoute n’a pas de prix. Vous apprendrez à distinguer le son d’une brebis égarée de celui d’un troupeau serein, à lire dans les harmoniques métalliques les mouvements invisibles de la vie pastorale.
Le moment idéal pour y aller
Mi-décembre offre les conditions optimales : enneigement conséquent mais routes encore praticables, jours courts qui magnifient les aubes et crépuscules. Le soleil se lève vers huit heures quinze, dispensant une lumière rasante qui fait scintiller chaque cristal de glace. Privilégiez les périodes anticycloniques, quand le vent tombe et que le silence atteint son paroxysme.
Rejoindre ce sanctuaire de solitude
Depuis Perpignan, la route départementale cent dix-huit serpente cent dix kilomètres via Mont-Louis. Comptez une heure quarante-cinq en conditions normales. À Matemale, village de deux cents âmes l’hiver, la civilisation s’arrête. La piste forestière menant au refuge nécessite quatre roues motrices ou, mieux encore, une paire de raquettes TSL et deux jambes motivées.
Équipement non négociable
Au-delà du matériel classique de randonnée hivernale, prévoyez détecteur de victimes d’avalanche, pelle, sonde. Les températures ressenties atteignent facilement moins quinze degrés avec le vent. Trois couches vestimentaires, thermos de thé brûlant, et surtout : respect absolu des bulletins ANENA. Le secours héliporté prend trente minutes minimum, autant dire une éternité en cas de problème.
Alternatives complémentaires à proximité
Si le refuge de la Jasse demeure inaccessible, descendez en Cerdagne voisine découvrir les artisans de montagne ou explorez les environs du lac de Matemale. L’étang de Lanoux, à quarante kilomètres, offre un isolement comparable dans un cadre différent.
Le plateau de Capcir vous confronte à l’essentiel : la montagne nue, le froid mordant, le silence qui parle plus fort que les mots. Cette expérience n’a rien de contemplatif ou reposant. Elle vous ramène brutalement à votre condition de visiteur éphémère dans un monde où Pierre et ses brebis règnent depuis toujours. Les cloches continueront de résonner longtemps après votre départ, portées par des vents que vous ne connaîtrez jamais vraiment.
Questions pratiques sur le plateau de Capcir
Peut-on accéder au refuge de la Jasse en hiver sans guide ?
L’accès demeure possible pour randonneurs expérimentés équipés de raquettes et matériel avalanche. Néanmoins, la méconnaissance du terrain et les conditions météorologiques imprévisibles rendent fortement recommandable l’accompagnement d’un guide de haute montagne connaissant le secteur.
Combien de temps dure la randonnée depuis Matemale ?
Comptez une heure trente à deux heures pour atteindre le refuge depuis le parking du lac des Bouillouses, avec un dénivelé positif de cent vingt mètres. Le retour prend généralement une heure, mais tout dépend de l’enneigement et de votre rythme.
Quelle est la meilleure période pour observer le phénomène acoustique ?
Les trois semaines précédant Noël offrent les conditions idéales : enneigement suffisant, températures stabilisées, et période traditionnelle de la veillée du silence pratiquée par les bergers. Privilégiez les matins anticycloniques entre sept heures et neuf heures.
Le refuge propose-t-il hébergement et restauration ?
Le refuge de la Jasse fonctionne sur le principe du gardiennage pastoral, non du tourisme classique. L’hébergement y reste possible sur contact préalable avec le Parc Naturel Régional, dans des conditions sommaires : pas d’électricité, eau de source, chauffage au bois.
Quels risques naturels faut-il anticiper en décembre ?
Le risque avalanche se maintient à un niveau moyen tout l’hiver sur le Capcir. Les changements météorologiques brutaux, le froid intense, et l’isolement complet imposent une préparation rigoureuse. Consultez systématiquement les bulletins ANENA avant toute sortie et prévenez vos proches de votre itinéraire précis.





