À 5h47 ce matin d’hiver, alors que je remontais le sentier forestier depuis Llugols, une scène étrange s’est imposée à moi. Des volutes de vapeur blanche s’échappaient entre les galets, formant un voile fantomatique au ras du sol. J’avais entendu parler de ces bassins sauvages par un apiculteur de la vallée, mais rien ne m’avait préparé à cette théâtralité naturelle éphémère. Dans ce vallon oublié des Fenouillèdes, à moins de deux heures de Perpignan, se cache l’un des derniers secrets thermaux non commercialisés des Pyrénées-Orientales.
Le hameau de Nabilles, perché à 580 mètres d’altitude au-dessus de Llugols, n’existe plus que comme mémoire de pierre. Pourtant, en contrebas du village abandonné, une source maintient obstinément sa température entre 18 et 22°C toute l’année. Cette constance thermique, rare dans un massif où les eaux de surface descendent à 6°C l’hiver, alimente une succession de quatre à six bassins rustiques creusés dans le schiste par des générations de bergers.
Le phénomène éphémère qui fascine les géologues
Ce que j’observais ce matin-là ne dure que 48 à 72 heures par saison. Lorsque les températures nocturnes chutent sous les 5°C après de fortes pluies, l’écart thermique entre l’eau de source et l’air ambiant génère cette micro-brume localisée. Le phénomène reste piégé dans le vallon encaissé jusqu’à 10 heures, créant un effet acoustique troublant.
Une géologie hercynienne exceptionnelle
Les schistes qui affleurent ici datent de l’ère primaire, métamorphosés il y a 300 millions d’années. Une faille profonde permet à l’eau de circuler en profondeur avant de resurgir légèrement réchauffée. Cette configuration géologique rare explique la stabilité thermique remarquable du site, comparable aux sources de la vallée voisine où l’aqueduc d’Ansignan témoigne depuis 1800 ans de la maîtrise ancestrale de l’eau.
La brume qui capture les voix
J’ai fait l’expérience avec Marc, un habitant de Llugols qui fréquente les bassins depuis l’enfance. À quinze mètres de distance, sa voix me parvenait avec une clarté déconcertante, comme amplifiée par la vapeur. Ce phénomène d’acoustique naturelle, confirmé par Météo-France, résulte de la densité particulière de l’air saturé d’humidité dans un espace confiné.
La tournée des bassins, rituel d’hiver oublié
Deux fois par hiver, une poignée de familles perpétue un geste collectif ancestral. Armés de pelles et de seaux, ils nettoient les bassins, replacent les pierres qui canalisent l’eau, vérifient l’écoulement. Cette tradition non touristique m’a été racontée autour d’un feu de bois par Céline, artisane installée dans l’ancienne bergerie.
Un savoir-faire transmis de génération en génération
« Mon grand-père disait que les troupeaux revenaient plus calmes après avoir bu cette eau », me confie-t-elle en versant une infusion de thym sauvage. « On venait ici pour se laver, se reposer, échanger des nouvelles. Les bassins étaient notre hammam de montagne. » Ce témoignage rejoint les archives départementales qui mentionnent l’usage thérapeutique de ces eaux dès le XVIIIe siècle.
L’atelier qui perpétue la mémoire du lieu
Céline fabrique des savons au lait de chèvre et sèche des plantes médicinales dans sa bergerie reconvertie. Elle utilise l’eau de la source pour ses préparations, perpétuant inconsciemment une pratique millénaire. Son atelier sent la lavande, le miel et le bois brûlé, créant une ambiance sensorielle qui ancre ce lieu dans son territoire catalan.
Une exclusivité menacée par sa propre discrétion
Ces bassins rustiques représentent le dernier site thermal des Pyrénées-Orientales géré collectivement sans aménagement commercial. Aucun panneau, aucune infrastructure, juste une piste communale et la mémoire orale. Cette invisibilité constitue paradoxalement sa protection et sa fragilité.
Contrairement aux stations thermales voisines
À 35 kilomètres de là, les Bains de Llo accueillent des milliers de curistes. Ici, seule une dizaine de personnes fréquentent régulièrement les bassins. Cette différence d’échelle offre une expérience radicalement différente, proche de ce que j’ai découvert dans certaines criques sauvages de la Côte Vermeille où la nature reprend ses droits après chaque tempête.
Un équilibre fragile à préserver
Le débit de la source, estimé à 12 litres par minute, suffit à peine à maintenir les bassins. Toute surfréquentation compromettrait cet écosystème délicat. Les habitués le savent et pratiquent une forme de régulation informelle, limitant naturellement le nombre de visiteurs simultanés.
Y accéder en respectant son authenticité
Depuis Perpignan, comptez 1h30 via la D117 direction Fenouillèdes puis la D619 vers Llugols. Un parking sommaire à 450 mètres d’altitude marque le départ d’un sentier forestier de 45 minutes. Mi-décembre, le chemin reste praticable mais boueux après les pluies. Prévoyez des chaussures montantes.
Le meilleur moment pour observer la brume
Consultez la météo trois jours après de fortes précipitations avec nuits froides annoncées. Arrivez avant 8 heures, quand la lumière rasante fait miroiter la vapeur. L’effet disparaît généralement après 10h30. Cette temporalité stricte exige une planification précise, comparable aux rituels saisonniers que perpétuent certains artisans de montagne dans leur pratique quotidienne.
Règles non écrites à respecter
Aucun feu, aucun savon chimique, emportez vos déchets. Si des locaux sont présents, saluez-les mais respectez leur intimité. Ces bassins ne sont pas une attraction mais un lieu de vie communautaire. Votre discrétion garantira leur pérennité.
Questions fréquentes sur les bassins de Nabilles
Les bassins sont-ils accessibles toute l’année ?
Oui, mais l’accès devient difficile sous la neige de janvier à mars. La période optimale s’étend de novembre à février pour observer la brume, et d’avril à juin pour profiter de la verdure sans la chaleur estivale.
Peut-on se baigner dans les bassins ?
Techniquement oui, mais la température de 18-22°C reste fraîche pour une immersion prolongée. Les locaux y trempent surtout les pieds ou s’y lavent après une randonnée. Ce n’est pas un site thermal au sens classique.
Faut-il une autorisation pour visiter le site ?
Non, le sentier traverse des terrains communaux. Toutefois, l’absence de gestion officielle implique une responsabilité individuelle. Aucun secours n’est organisé sur place.
Y a-t-il d’autres sites similaires dans les Fenouillèdes ?
Les Fenouillèdes comptent plusieurs sources, mais Nabilles reste unique par sa configuration en bassins étagés et son usage communautaire préservé. Les autres sources sont soit asséchées, soit privatisées.
Peut-on acheter les produits artisanaux de l’atelier ?
Céline ouvre son atelier sur rendez-vous uniquement, principalement le samedi matin. Contactez l’office de tourisme d’Axat pour obtenir ses coordonnées. Ses savons au lait de chèvre et ses mélanges d’infusions se vendent exclusivement sur place.
Dans ce vallon discret du Fenouillèdes, loin des circuits balisés, subsiste un fragment d’authenticité catalane menacée par l’oubli plus que par le tourisme. Ces bassins fumants ne figureront jamais dans les guides mainstream. C’est précisément ce qui fait leur valeur pour qui cherche la rencontre vraie avec un territoire. Avant que le printemps ne dissipe définitivement les brumes d’hiver, ce théâtre de pierre et de vapeur vous attend dans son secret fragile.





