Déjeuner à La Maison Rouge

A l’ombre d’un feuillage épais troué de taches de soleil – Photo © le-journal-catalan.com
A l’ombre d’un feuillage épais troué de taches de soleil – Photo © le-journal-catalan.com

On se sent bien sur la terrasse, à l’ombre d’un feuillage épais troué de taches de soleil comme dans un tableau impressionniste. On a choisi un tartare de tomate aux écrevisses. Repas en amoureux avant d’aller voir une exposition de sculpture à la Galerie Castang mitoyenne. A l’intérieur, au rez-de-chaussée certains déjeunent entre collègues ou avec leurs clients, hésitent entre la zarzuela de poissons aux encornets rouges et la fricassée d’agneau catalan aux oignons caramélisés. Aux murs les grands tableaux de l’exposition du moment s’insèrent parfaitement dans le décor sobre et chic. Accrochée tout le long de la salle en rotonde du bar lounge, au premier étage, une autre exposition : des photographies des maisons Art Déco de Perpignan. En fond sonore, une musique de Gonzalo Rubalcaba. On est à La Maison Rouge et on s’y sent bien. On est à l’écart du tumulte de la ville, dans un endroit privilégié. On s’y sent bien comme si l’on était chez soi.

On peut dire que Françoise Chalade, de Can Artists, a véritablement sauvé cet établissement, inoccupé depuis longtemps, en le rénovant totalement sous l’œil attentif des architectes des Bâtiments de France. Elle a redonné vie à ce qui fut la maison-atelier du peintre Louis Bausil, maison conçue par Raoul Castan à la fin des années 20. La décoration choisie est épurée, apaisante, parfaite.

Aux murs les grands tableaux de l’exposition du moment – Photo © le-journal-catalan.com
Aux murs les grands tableaux de l’exposition du moment – Photo © le-journal-catalan.com

Depuis le 15 mai 2014, Patricia et Gabriel, secondés par leur équipe, reprennent les rênes du restaurant bar lounge. Lui est né dans la restauration et y a vécu toute sa vie. Elle, elle s’est épanouie dans la décoration d’intérieur. Ensemble ils proposent dans ce restaurant, qui est vite devenu la cantine des participants au Festival Visa pour l’Image, des soirées musicales, parfois des lectures (comme tout récemment lors du Festival Perpignan Art Déco), des soirées-débats ou bien des brunchs musicaux le dimanche après-midi.

Confortablement installé, tout en haut, sur la terrasse, en contemplant les toits de Perpignan, le couvent des Minimes, avec, à la main, un verre d’eau glacée où l’on a plongé une longue feuille de menthe, on se plaît à imaginer la vie foisonnante et créative qui s’est déroulée dans cette Maison Rouge. Longtemps après qu’ils ont disparu, l’âme des artistes qui l’ont fréquenté hante encore le lieu : Maillol, Terrus, Violet, Picasso, Matisse, Déodat de Séverac, Trenet, Cocteau et bien d’autres. Plantée là au sommet des remparts de la ville, cette maison c’est aussi une borne posée sur le parcours du temps. Un moment de l’histoire de la ville de Perpignan :

Plantée au sommet des remparts de la ville – Photo © le-journal-catalan.com
Plantée au sommet des remparts de la ville – Photo © le-journal-catalan.com

Prémisse à la révolution urbaine que va connaître la ville, le train arrive à Perpignan en 1858. Et de là, pendant toute la seconde moitié du XIXème siècle la ville se développe à grande vitesse et devient, en moins de cinquante années, trois fois plus grande hors de ses murs anciens. L’idée des remparts n’est, pour beaucoup, plus tolérable. Les tenants de l’essor immobilier de Perpignan estiment que « le centre historique s’asphyxie littéralement ». Dans tous les sens du terme. Mais c’est un combat de longue haleine que celui destiné à abattre les fortifications de la ville.

Combat de longue haleine puisqu’il faut attendre la dernière année du XIXème siècle pour qu’enfin la Chambre des Députés décide que les enceintes militaires de Perpignan sont obsolètes. Le début de la révolution que va connaître Perpignan, ce sont ces années 1904-1906 : une bonne partie de ses remparts est détruite : la ville n’est plus une ville principalement militaire, une ville de garnison (même si l’armée y demeure toujours) elle est désormais une ville qui peut s’ouvrir au monde moderne.

Formule déjeuner (sauf samedi, dimanche et jours fériés) : entrée, plat, dessert : 17,50 € – Photo © le-journal-catalan.com
Formule déjeuner (sauf samedi, dimanche et jours fériés) : entrée, plat, dessert : 17,50 € – Photo © le-journal-catalan.com

De grands magasins viennent s’installer en centre-ville, de nouveaux hôtels, des banques. De larges boulevards sont tracés, le paysage urbain est profondément renouvelé et la prospérité peut alors s’y afficher. C’est l’âge d’or des ingénieurs, des architectes et des entrepreneurs cette première moitié du XXème siècle à Perpignan ! Ils obtiennent de très nombreuses commandes publiques et privées (hôtels particuliers, immeubles bourgeois ou populaires, maisons de ville modestes ou cossues) qui leur permettent de donner libre cours à leurs talents. Leurs réalisations forment un tout étonnant, remarquable, large et varié, et unique dans la région.

La tradition régionale (s’inspirant parfois des expériences de Barcelone) côtoie des influences de l’Art nouveau, une esthétique Beaux-arts et Art Déco. Les matériaux traditionnels vont fréquenter ceux plus modernes. Les briques, les galets, le marbre, le fer forgé vont faire bon ménage avec le verre et le béton enduit. De tous ceux – nombreux – qui ont contribué à renouveler le visage de Perpignan lors de cette première moitié du XXème siècle on peut retenir les noms de Férid Muchir, Alfred Joffre, Edouard Mas-Chancel, Viggo Dorph-Petersen, Félix Mercader (qui, avant d’être résistant et maire de Perpignan à la Libération, était architecte), Cyprien Lloansi et de tant d’autres dont celui de Raoul Castan.

La destruction des remparts Sud s’est faite encore plus tard, entre 1929 et 1931. Le style de l’extension urbaine de Perpignan est, fort logiquement, d’inspiration Art Deco. Cette révolution physique et esthétique de Perpignan va se doubler d’une révolution culturelle. Par son action de mécène notamment, la nouvelle bourgeoisie perpignanaise veut accompagner ce mouvement de renouveau, cette ouverture au monde moderne. Lequel renouveau s’exprime dans la littérature, la sculpture, la musique, la poésie, la peinture, la chanson aussi dans des revues musicales (spectacles), le sport, le journalisme polémiste, l’élan touristique…

La Maison Rouge – 41, rue François Rabelais – Photo © le-journal-catalan.com
La Maison Rouge – 41, rue François Rabelais – Photo © le-journal-catalan.com

Trois frères vont symboliser cette éclosion du Perpignan moderne. Les frères Bausil. Ils ne sont pas Perpignanais mais s’y installent à partir de 1897.

Le premier, Charles, dirige une revue locale titrée ‘La Clavellina’ mais décède avant la naissance du XXème siècle. « La Clavellina » est le phare de ce mouvement culturel, elle permet à de jeunes talents littéraires locaux de s’exprimer. Elle est superbement illustrée par des lithos d’Etienne Terrus, d’Aristide Maillol, de Gustave Violet, d’Émile Gaudissard.

Le deuxième des frères Bausil, Albert, est poète, écrivain, journaliste. Il dirige le journal local « Le Cri Catalan » puis fonde, au lendemain du premier conflit mondial, l’hebdomadaire « Le Coq Catalan ». C’est lui qui conduit le tout jeune Charles Trenet sur la voie de la réussite.

« Sans Bausil, y aurait-il eu le grand Trenet ? Le mot de conclusion revient à Charles : « – Albert Bausil a été mon maître, même si je préfère dire mon grand conseiller en poésie. C’est grâce à lui si je me suis décidé à écrire ». » (Jean-Philippe Segot in ‘Charles Trenet à ciel ouvert’ – Librairie Arthème Fayard, 2013.)

Le troisième c’est Louis Bausil. Il est peintre. Il peint des vues de ports, de paysages, de villages, de vergers et de vignes. C’est lui qui demande à l’architecte Raoul Castan de lui dessiner une maison qui sera son atelier. Construction que l’on appelle, à l’époque, « La Maison Rose » – si l’on en croit le livre de Jean Edouard Barbe (‘Cinquante ans au Quartier Latin. Une vie en musique et en chansons’ publié chez l’Harmattan) et que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de « La Maison Rouge. »

A ces trois frères, indissociables du développement culturel du Perpignan de la première moitié du XXème siècle, il ne faut pas oublier d’ajouter deux sœurs : Françoise dite ‘Chiquette’ et Marie Comtesse d’Abbes, dite ‘Marinette’.

Vus de la terrasse, les toits de Perpignan, le couvent des Minimes – Photo © le-journal-catalan.com
Vus de la terrasse, les toits de Perpignan, le couvent des Minimes – Photo © le-journal-catalan.com

« S’il est né à Narbonne, c’est à Perpignan que le fou chantant a passé une grande partie de sa jeunesse. Puis, lorsque la vedette s’est installée à Paris et a parcouru le monde, c’est toujours dans cette région qu’elle aimait se ressourcer… lorsque les cigales du tourisme estival étaient parties. Alors, Charles aimait retrouver de vieilles connaissances, parler, rire et partager des souvenirs communs dans des lieux familiers. » (Le portail des amis de Charles Trenet).

Voilà pourquoi, déjeuner à La Maison Rouge, c’est aussi faire un voyage dans notre histoire proche.

 

 

La Maison Rouge
41, rue François Rabelais
66000 Perpignan
Tel 04 68 73 72 09

Formule déjeuner (sauf samedi, dimanche et jours fériés) : entrée, plat, dessert : 17,50 €

Fermé le dimanche soir (et en semaine de 15h00 à 18h00).

Références : Lisabelle Pagniez & Thierry Lochard – ‘L’architecture privée à Perpignan, 1900-1950 : de l’esthétique « Beaux-Arts » au pittoresque moderne’ – In Situ n°6 – septembre 2005.

Bernard Revel – ‘La Folle jeunesse de Charles Trenet’ – éditions Mare Nostrum, 12 bis, rue Jeanne-d’Arc à Perpignan.

Albert Bausil – Pel-Mouchi (Perpignan, Éditions du Coq Catalan, 1936).

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